Une unité paramilitaire contrôlée par l’ancien président gambien,
Yahya Jammeh, a exécuté sommairement plus de cinquante migrants originaires du
Ghana, du Nigeria et d'autres pays d'Afrique de l'Ouest en juillet 2005, ont
révélé aujourd'hui Human Rights Watch et TRIAL International. Des entretiens
menés avec trente anciens responsables de la sécurité gambienne, dont onze
officiers directement impliqués dans l'incident, révèlent que les migrants qui
faisaient route vers l’Europe mais étaient soupçonnés d'être des mercenaires
visant à renverser Jammeh, ont été assassinés après avoir été détenus par les
associés les plus proches de l’ancien président au sein de l’armée, de la
marine et de la police. Ces entretiens ont permis d’identifier les « Junglers
», une unité tristement célèbre qui recevait ses ordres directement de
l’ex-président, comme étant les auteurs de ces meurtres. « Ces migrants
ouest-africains n'ont pas été assassinés par des éléments incontrôlés mais par
un escadron de la mort qui recevait ses ordres directement du président Jammeh
», a déclaré Reed Brody,
conseiller juridique à Human Rights Watch. « Les subordonnés de Jammeh ont
ensuite détruit des éléments de preuve essentiels, afin d'empêcher les
enquêteurs internationaux de découvrir la vérité. »
Le 16 mai 2018, Martin Kyere, l'unique survivant ghanéen
connu ainsi que les familles de disparus, celle d’un autre Ghanéen tué sous le
régime de Jammeh, Saul N’dow, et des organisations ghanéennes de défense des
droits humains ont appelé leur gouvernement à ouvrir une enquête sur la base de
nouveaux éléments de preuve. Celle-ci pourrait déboucher sur une demande
d’extradition de Jammeh au Ghana afin qu’il y soit traduit en justice.
Les 22 années de pouvoir de
Jammeh ont en effet été marquées par des abus généralisés, notamment des disparitions forcées, des
exécutions extrajudiciaires et des détentions arbitraires. L’ancien président s’est exilé en Guinée équatoriale
en janvier 2017, après avoir perdu l'élection présidentielle de décembre 2016
face à Adama Barrow.
Parmi les insiders interrogés par TRIAL
International et Human Rights Watch, figurent certains des plus hauts gradés de
la sécurité du régime gambien de l'époque. Plusieurs responsables qui étaient
présents au moment de l'arrestation, de la mise en détention et du transfert
des migrants, ont été interrogés. Un ancien Jungler qui a été témoin des
assassinats et deux officiers qui ont participé au camouflage du crime ont
aussi été entendus. Par ailleurs, un autre ex-Jungler a donné une longue
interview radiodiffusée.
Selon les renseignements donnés par les témoins, les
migrants qui faisaient route vers l’Europe – y compris 44 Ghanéens et plusieurs
Nigérians – ont été transférés en juillet 2005 de la plage sur laquelle ils
avaient été arrêtés vers le quartier-général de la Marine gambienne, en
présence de nombreux officiels des forces de sécurité, parmi lesquels le
directeur général de l’Agence nationale de renseignement (National Intelligence
Agency, NIA) et le commandant de la garde nationale, tous deux en contact
téléphonique avec le président. Plusieurs «Junglers» étaient en outre sur
place. En l’espace d’une semaine, ceux-ci ont exécuté sommairement huit
migrants près de la capitale Banjul et les autres le long de la frontière
sénégalaise.
Martin Kyere a été détenu dans un poste de police de
Banjul, puis emmené dans une forêt à bord d'un véhicule. En février 2018, il a
expliqué à Human Rights Watch et à TRIAL International comment il a réussi à
s'échapper, juste avant que d'autres migrants soient apparemment assassinés.
« Nous étions à l'arrière d'un pick-up », a-t-il
témoigné. «Un homme s'est plaint du fait que les fils métalliques qui nous entravaient
étaient trop serrés, et un soldat lui a donné un coup de coutelas à l'épaule,
lui tailladant le bras, et il s'est mis à saigner abondamment. C'est à ce
moment-là que j'ai pensé : ‘Nous allons mourir.’ Mais alors que la camionnette
s'enfonçait dans la forêt, j'ai réussi à délier mes mains. J'ai sauté du
pick-up et j'ai couru dans la forêt. Les militaires ont tiré dans ma direction
mais j'ai réussi à me cacher. Puis j'ai entendu des coups de feu provenant du
pick-up et le cri, en twi [langue ghanéenne]: ‘Que Dieu nous vienne en aide!’»
Kyere a aidé les autorités ghanéennes à identifier un grand
nombre de morts et a sillonné le Ghana afin de localiser les familles des
victimes, et promouvoCair les efforts visant à obtenir justice.
En dépit des mesures prises au cours des années suivantes
par le Ghana, ainsi que par la Communauté économique des États de l'Afrique de
l'Ouest (CEDEAO) et les Nations Unies (ONU), afin d’enquêter sur cette affaire,
aucune arrestation n'a jamais eu lieu.
Un rapport conjoint de la CEDEAO et de l’ONU, qui n’a jamais été
rendu public, avait conclu que le gouvernement gambien n'était pas «
impliqué directement ou indirectement » dans les assassinats et les
disparitions et que des « éléments incontrôlés » au sein des services de
sécurité gambiens, «agissant pour leur propre compte », en étaient
responsables.
Les nouveaux éléments de
preuve montrent toutefois que les individus responsables de ces meurtres
n’étaient pas des « éléments incontrôlés », mais des Junglers,
membres d’une unité disciplinée sous les ordres de Jammeh.
En octobre 2017, des organisations de défense des droits
humains gambiennes et internationales, dont Human Rights Watch et TRIAL
International, ont lancé la « Coalition pour le jugement de Yahya Jammeh et ses complices » (#Jammeh2Justice), qui appelle à
l'ouverture de poursuites contre l’ancien président et ceux qui portent la
responsabilité la plus lourde pour les crimes commis par son gouvernement, dans
le respect des normes internationales.
Le président gambien Adama Barrow a laissé entendre qu'il solliciterait l'extradition de Jammeh
auprès de la Guinée équatoriale si des poursuites à son encontre étaient
recommandées par la Commission vérité, réconciliation et réparations, qui doit
commencer ses travaux ces prochains mois en Gambie. Toutefois, le gouvernement,
ainsi que des activistes et experts internationaux, considèrent que les
conditions politiques, institutionnelles et sécuritaires nécessaires ne sont
pas encore réunies en Gambie pour que puisse s'y tenir un procès équitable de
Yahya Jammeh qui contribuerait à la stabilité du pays et de la région.
Le président de la Guinée équatoriale, Teodoro Obiang,
s’est montré pour sa part plus frileux. Après avoir déclaré en janvier 2018 : « S’il y a quelque
demande [d’extradition], je vais l’analyser avec mes juristes », il a
changé de ton une semaine plus tard, en affirmant vouloir protéger Yahya Jammeh de sorte à
offrir «une garantie pour que les autres chefs d’Etat qui doivent quitter le
pouvoir n’aient pas peur des harcèlements qu’ils pourraient subir après ».
Des organisations ghanéennes ont rappelé que la Convention
des Nations Unies contre la torture, ratifiée par la Guinée équatoriale, oblige
un pays sur le territoire duquel se trouve une personne soupçonnée d'actes de
torture, soit à référer cette personne à la justice pour enquête, soit à l’extrader.
« Notre enquête nous a permis de nous rapprocher de la
vérité au sujet de cet horrible massacre », a déclaré Bénédict De
Moerloose, responsable du département Droit pénal et enquêtes au sein de TRIAL
International. « Le moment est maintenant venu de rendre justice aux
victimes et à leurs familles. »
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