Le 22 juillet 2005, les forces de police gambiennes
arrêtent entre 50 et 56 étrangers à Barra, ville située en face de Banjul sur
la rive opposée du fleuve Gambie. Il est difficile de chiffrer le groupe avec
exactitude mais il aurait compris environ 44 Ghanéens, jusqu’á dix Nigérians,
deux Sénégalais, deux Ivoiriens et un Togolais.
Entre mars 2017 et mai 2018, Human Rights Watch et TRIAL
ont conduit des entretiens, en Gambie et à l'extérieur du pays, avec trente
anciens responsables de la sécurité gambienne, dont onze officiers directement
impliqués dans l'incident, ainsi qu'avec Martin Kyere, le survivant, un autre
Ghanéen qui a quitté le groupe avant les arrestations, avec les familles de
quinze victimes ghanéennes, et avec deux des enquêteurs ghanéens. Les deux
organisations ont également traduit une
longue
interview radiodiffusée d'un ancien Jungler, Bai Lowe.
Les migrants – dont deux femmes – étaient partis d'une
plage située à Saly Mbour au Sénégal, à bord d'un canot à moteur de location,
dans l'espoir de rejoindre un navire qui les emmènerait en Europe. Mais ils
n'ont pas pu entrer en contact avec ce bateau et ont accosté à Barra, où ils
ont été arrêtés par la police le 22 juillet – « Jour de la révolution »
commémorant le coup d'État de Jammeh en 1994. « Ils nous ont fait mettre en
ligne, en pointant leurs fusils sur nous, et nous ont escortés jusqu'au poste
de police de Barra », raconte Martin Kyere.
Plusieurs responsables interrogés affirment qu'à l'époque,
les services de renseignement gambiens avaient reçu des informations selon
lesquelles un coup d'État était en cours de préparation et ils ont pu confondre
les migrants avec des mercenaires.
Au même moment, le président et ses ministres, les chefs
des forces de sécurité gambiennes, ainsi que des dignitaires civils, assistent
à un événement organisé sur la Place du 22 juillet à Banjul. Selon plusieurs
témoins, l'Inspecteur général de la police, Ousman Sonko
–
actuellement détenu en Suisse sous l'inculpation de crimes contre
l'humanité – reçoit
alors un appel téléphonique l'informant que des étrangers viennent d'être
appréhendés. L’information est passée au président, qui se lève et quitte les
lieux pour regagner la présidence toute proche, accompagné de ses gardes du
corps.
Sonko aurait alors demandé à la Marine de transférer le
groupe de migrants en bateau de Barra au quartier général de la Marine à
Banjul. Une embarcation de la Marine nationale, le Fatima I, fait deux
voyages. Martin Kyere fait partie du second et s’aperçoit en arrivant au
quartier général que la plupart de ceux qui étaient du premier voyage avaient
été passés à tabac et dépouillés de leurs possessions.
Un commandant affirme qu'au moins deux des responsables de
haut rang présents au quartier général, Sonko et le directeur de l'Agence
nationale de renseignement, Daba Marenah, ont appelé Jammeh du quartier général
de la Marine.
Le chef et plusieurs membres des « Junglers », une unité
paramilitaire officieuse d'environ douze à vingt-cinq soldats choisis parmi la
Garde nationale, sont également présents au quartier général de la Marine. Ces
troupes tirent leur nom du fait que nombre d’entre eux ont suivi un
entrainement à la survie dans la jungle. Ils étaient parfois aussi
appelés « équipe de patrouille » car leurs tâches originales incluaient de
patrouiller le long de la frontière entre la Gambie et le Sénégal à proximité
de la résidence présidentielle de Kanilai. La Garde nationale, à laquelle les
Junglers étaient rattachés, a joué un rôle clé dans la protection de Jammeh.
Les soldats qui la constituaient recevaient un entraînement régulier de pays
comme l’Iran, la Libye ou Taïwan. De leur création en 2003-2004 jusqu'à la
chute de Jammeh en 2017, les Junglers ont été impliqués dans de graves
violations des droits humains, notamment des actes de torture, des violences
sexuelles, des disparitions forcées et des meurtres.
Yahya Jammeh est régulièrement en contact avec le chef des
Junglers. Au moment des meurtres des migrants, Tumbul Tamba dirige l’unité.
Selon un ancien Jungler, Tamba recevait des ordres opérationnels directement de
Jammeh et réunissait ensuite ses troupes pour les informer sur l'opération à
mener et leur communiquer les ordres de Jammeh. « Le patron a dit
‘finissez-en avec eux’ », avait coutume de dire Tamba pour transmettre les
ordres d'exécution. « Tamba faisait rapport au président après chaque
mission. »
Le 23 juillet 2005, les migrants sont séparés en groupes et
emmenés en bus vers plusieurs lieux situés à Banjul, y compris au quartier
général officieux des Junglers et dans plusieurs postes de police et casernes
de l'armée. Martin Kyere a indiqué avoir été gardé en détention au poste de
police de Bundung. La police arrête également Lamine Tunkara, un Gambien
travaillant avec le capitaine du navire qui devait transporter les migrants
vers l'Europe. Selon Martin Kyere, Lamine Tunkara était dans le même pick-up
que lui en route pour Kanilai. Sa famille ne l'a jamais revu depuis.
Un premier groupe de migrants est emmené à bord de deux
véhicules du poste de police de Kanifing à Brufut, dans la banlieue de Banjul.
Un ancien Jungler affirme que huit migrants ont alors été exécutés par sept
Junglers, assistés de plusieurs militaires de l'armée, à l'aide de machettes,
de haches, de couteaux et de bâtons. Leurs corps sont ensuite abandonnés dans
la brousse près de Ghanatown, à Brufut.
Un ancien
Jungler qui se trouvait sur les lieux au moment des meurtres indique que les
migrants étaient entravés lorsqu’ils ont été massacrés. Un ancien
commissaire de police arrivé sur la scène confirme l’étendue des blessures sur
les corps. «
La tête de l’un d’eux avait été fracassée avec quelque chose de
lourd… un autre avait le visage complètement détruit, du sang coulait des
oreilles, du nez, des yeux d’un troisième… » Selon deux anciens Junglers,
une directive de Jammeh émise après le meurtre en 2004 du journaliste
Deyda Hydara interdisait aux forces spéciales d'utiliser des
armes à feu dans les exécutions en Gambie. La découverte de huit corps portant
des traces de coupures et de plaies traumatiques a été évoquée dans la presse
gambienne.
Selon de nombreux témoignages, deux migrants ghanéens qui
avaient réussi à s'échapper cherchent refuge à Ghanatown. Mais ils sont ensuite
remis à la police par les chefs de la communauté locale. Depuis lors, personne
ne les a jamais revus.
Les autres migrants, au nombre de 45 environ, sont gardés
plusieurs jours dans différents lieux de détention à Banjul, apparemment le
temps que des enquêtes plus poussées soient conduites. Environ une semaine plus
tard, plusieurs Junglers les rassemblent pour les emmener dans la ville de
Kuloro. De là, ils ont conduit vers Kanilai à bord de plusieurs pick-ups et
autres véhicules.
Arrivés de l'autre côté de la frontière sud de la Gambie,
dans la région sénégalaise de Casamance, deux Junglers couvrent la tête des
migrants avec des sacs en plastique et les abattent sur ordre de par Tamba,
leur chef. Ils étaient autorisés à utiliser leurs armes à feu puisqu’ils se
trouvaient hors de la Gambie. Les cadavres sont jetés dans des puits à
proximité, dont un situé dans un village abandonné au Sénégal, et un autre près
de la résidence de Jammeh à Kanilai. L'un des Junglers ayant participé à ces
actions a indiqué à Human Rights Watch et à TRIAL International que les puits
ont été recouverts de pierres par la suite. Cette zone située de l'autre côté
de la frontière avait déjà servi aux Junglers pour commettre des meurtres et
abandonner des cadavres dans au moins deux autres cas.
Bai Lowe, l’un des anciens Junglers, a raconté lors
d'une
interview à une station de radio: « Tumbul [Tamba] a donné l’ordre
suivant : Que les types [les deux Junglers] disent :
« On va vous tuer, dans
l'intérêt de notre nation. » Il a expliqué qu'un fois qu'ils auront dit
cela, alors ces gars ne seront pas responsables, c'est la Gambie en tant que
nation qui sera responsable...
« Il y a de vieux puits dans la brousse [au
Sénégal]
appartenant aux Fulas [un groupe ethnique de pasteurs]
, qui
y puisent de l'eau pour leurs vaches. Deux gars vont vous emmener au puits,
vous exécuter et vous jeter dans le puits. C'est là que je les ai vus utiliser
un pistolet pour tuer … Ils vous mettent un sac en plastique sur la tête, vous
abattent et vous jettent dans le puits ... Ils ont tué jusqu'à 40 personnes.
»
C’est alors que l'un des migrants parvient à s’échapper.
Mais il est rapidement recapturé à Kankurang, près de Kanilai. Selon Bai Lowe,
un autre Jungler a littéralement découpé le fugitif avec son coutelas. Son
corps démembré est ensuite mis dans un sac en plastique.
Après ces meurtres, le président Yahya Jammeh fait cadeau
de deux taureaux au quartier général de la Marine. Un Inspecteur général de la
police qui a ultérieurement enquêté sur cette affaire et avec qui Human Rights
Watch et TRIAL International se sont entretenus, a supposé que c'était pour
remercier la Marine pour son « bon travail. »
Martin Kyere affirme qu'il a été placé à l'arrière d'une
camionnette pick-up à double cabine blanche, avec six autres migrants et Lamine
Tunkara. Le véhicule a d'abord emprunté une grande route, puis une piste en
terre qui s'enfonçait dans la forêt, où il s’est échappé. Il passe ensuite
plusieurs jours à errer dans la forêt avant d'arriver à un village au Sénégal
où il reçoit un peu de nourriture. De là, il se rend dans la ville de
Bounkiling et rapporte l'incident à la gendarmerie sénégalaise.
Il reçoit des soins à l'hôpital local ainsi qu’un peu
d'argent et des documents de voyage pour pouvoir se rendre à Dakar. Dans la
capitale, il aide l'ambassade du Ghana à identifier les personnes avec qui il
avait voyagé et qui étaient présumées avoir été tuées. De retour au Ghana, il
localise de nombreuses familles de victimes et, avec l'appui de l'Initiative du
Commonwealth pour les droits humains (Commonwealth Human Rights Initiative,
CHRI), il fait campagne pour obtenir justice, organisant des défilés et des
manifestations qui ont permis de maintenir cette affaire dans l'actualité.
Enquêtes internationales et destruction d'éléments de
preuve
Ces assassinats sont rapidement devenus une source de
tension entre le Ghana et la Gambie, en particulier après que les autorités
gambiennes ont refusé d'enquêter sur cette affaire malgré les demandes répétées
du gouvernement ghanéen. En août 2005, lors de la visite en Gambie d'une
délégation dirigée par le ministre des Affaires étrangères d'alors –
actuellement président – Nana Addo Dankwa Akufo-Addo, le ministre gambien des
affaires étrangères avait émis l'hypothèse que les huit migrants dont les corps
avaient été retrouvés avaient pu être victimes de meurtres rituels. Selon les
Ghanéens, Jammeh a « démenti catégoriquement toute implication du gouvernement
gambien. »
Le gouvernement gambien a fini par accepter qu'une
commission d'enquête ghanéenne visite le pays, ce qu'elle a fait en mars 2006.
Mais, selon
un extrait de son rapport jamais rendu public reproduit
dans un journal ghanéen: « les tentatives des membres de l'équipe ghanéenne de
rencontrer les responsables gambiens de haut rang dont les fonctions avaient un
rapport avec le sujet de leur visite se sont enlisées dans plusieurs couches de
bureaucratie… et il est vite devenu évident que les Gambiens n'honoreraient pas
leur engagement d'enquêter conjointement sur l'affaire en question. » Au moment
où une commission a été constituée en 2008 pour enquêter sur les assassinats,
le gouvernement gambien avait déjà pris des mesures visant à détruire les
éléments de preuve existants concernant cette affaire.
Essa Badjie, nommé au poste d’Inspecteur général de la
police en juillet 2008, a selon trois sources, détruit la main courante du
poste de police de Barra, en a rédigé une nouvelle et l'a anti-datée.
Ultérieurement, après l’arrestation de Badjie à la suite d'un différend avec
Jammeh, il a affirmé à un ami que Jammeh lui avait donné personnellement
l'instruction de falsifier les documents d'archives.
Peu de temps avant l'arrivée de la mission conjointe
CEDEAO/ONU en Gambie, Essa Badjie et le coordinateur de la gestion des affaires
criminelles auraient rencontré plusieurs responsables de haut rang qui avait
été impliqués dans l'affaire de 2005 au quartier général de la police, et les
ont mis en garde contre toute déclaration qui pourrait incriminer le gouvernement.
« Essa Badjie a expliqué que ‘La Gambie appartient à
nous tous, nous ne devons pas voir la Gambie diffamée ou détruite par
quiconque, nous devons faire de notre mieux pour le pays’ », à en croire le
témoignage d'un ancien officier de haut rang. « Il m'a dit qu'une commission
d'enquête allait venir pour enquêter sur les Ghanéens. Il ne voulait pas que
[nous] disions quoi que ce soit qui puisse mettre en danger l'intégrité du
pays. »
Un autre ancien officier supérieur de l'armée a
déclaré : « Le message était ‘faites disparaître les éléments de preuve
incriminants.’ Ils ont demandé à voir le livre de bord du bateau. » Les deux
hommes ont saisi et détruit les passages pertinents des livres de bord de
l'embarcation de la Marine.
En 2009, la Gambie et le Ghana ont signé un
Mémorandum d'accord reconnaissant que le gouvernement
gambien n'était pas impliqué dans les meurtres. Le texte souligne pourtant que
celui-ci verserait des indemnités aux familles à titre humanitaire. Jammeh
avait alors déclaré que les conclusions du rapport de la mission
conjointe CEDEAO/ONU «
disculpaient » son gouvernement. À
l'époque, le ministre ghanéen des Affaires étrangères, Alhaji Muhammad Mumuni,
a exprimé son scepticisme au sujet de ces conclusions, mais
a accepté le rapport afin de permettre aux familles de tourner la page et de restaurer
les relations entre les deux pays. La Gambie a versé 500 000 dollars
d'indemnités au Ghana, qui a donné 10 000 cedis du Ghana (environ 6 800 dollars
au taux de change de 2009) à chacune des quelques 27 familles de victimes. Six
dépouilles mortelles ont été rendues au Ghana. Human Rights Watch et TRIAL
International n'ont pas été en mesure d'établir avec certitude si les corps
transférés étaient effectivement ceux des Ghanéens assassinés.
Selon le
Mémorandum d'accord qui a suivi le rapport, « le Ghana et
la Gambie se sont tous deux engagés à poursuivre leurs efforts avec tous les
moyens disponibles en vue de l'arrestation et de la traduction en justice de
tous les individus impliqués dans les meurtres et disparitions des Ghanéens et
des autres citoyens de la CEDEAO, en particulier de ceux qui sont identifiés
comme responsables dans le rapport. » Cependant, aucune arrestation n'a été
effectuée en rapport avec cette affaire.